La tragédie est faite, il ne reste plus qu’à l’écrire

Elément principal de l’intrigue économique, le ressort dramatique de l’inflation n’en finit plus de se tendre. En mars, elle effleure les 10% en Espagne, déborde les 5% en France, grimpe de 7,5% en zone euro. Le taux de l’OAT 10 ans dépasse le niveau symbolique des 1%, le Bund (0,60%) suit à quelques encablures. Dans ce contexte, les actifs à rendement fixe n’ont pas joué leur rôle d’amortisseur dans les portefeuilles, bien au contraire : ils clôturent leur pire trimestre depuis le choc pétrolier de 1973 et ses rationnements de carburant.

Ironie du sort : l’Allemagne envisage aujourd’hui de juguler sa consommation de gaz. Dans le gazoduc de Yamal-Europe, la pression a été inversée : elle court désormais d’ouest en est. Le gaz repart de l’Allemagne vers la Pologne, l’équivalent de 2,7GWh/h quitte le pays quand il en a le plus besoin.

En effet, les géants teutons de la chimie (Covestro, Evonik, Bayer) préviennent que les arrêts de production dans le secteur (le plus important en Allemagne après l’automobile et les machines industrielles) se répercuteraient dans l’ensemble de l’économie. BASF qui craint de devoir stopper le site de Ludwigshafen, le plus important au monde, en cas de réduction de moitié de l’approvisionnement en gaz s’est montré plus alarmiste. Selon son PDG, l’Allemagne pourrait subir sa crise économique la plus violente depuis 80 ans si elle n’importe plus de gaz russe.

Et pourtant, les marchés actions résistent. Le S&P500 et le MSCI Europe ont effacé jusqu’à 60% des pertes de début d’année. La valorisation du marché européen élargi (13,3 fois les résultats des douze prochains mois) est de retour au-dessus de sa moyenne de long terme. Cet attrait pour le risque d’entreprise est aussi visible sur les marchés obligataires. En mars, le crédit de qualité investment grade en Europe a nettement mieux résisté que le souverain. Bien que négative dans absolue, la performance des obligations d’entreprises quand elle est rapportée à celle des emprunts d’Etat européens n’a jamais été aussi forte depuis novembre 2020, lorsque Pfizer a présenté les résultats prometteurs de son premier prototype vaccinal.

Dans leur valorisation, les actifs risqués nous adressent un message très différent de celui des taux, dont la courbe aux Etats-Unis indique un risque croissant de récession dans les 12 prochains mois (20 à 35%). Pourtant, les premiers signes concrets de fragilité du côté des entreprises commencent déjà à apparaître. L’avertissement du fabricant de moteurs et turbines Wartsila illustre la façon dont la hausse des coûts n’est plus acceptée par le client final, pesant sur les négociations, mordant non plus seulement les marges, mais aussi la demande, le renouvellement des contrats. Il succède à une batterie de profit-warnings d’entreprises industrielles.
Néanmoins, ni l’inflation, les ruptures d’approvisionnement, la guerre ou l’échec de la politique zéro-Covid en Chine n’ébranlent encore le scénario consensuel d’une poursuite de la phase d’expansion économique de fin de cycle dans laquelle nous nous trouvons.

Tels Bérénice et Titus jusqu’à l’acte III, antichambre du tragique racinien, les investisseurs nourrissent l’espoir d’une perpétuation providentielle de cet état de flottement pré-crise. Ils n’ont pas totalement tort. Avec un taux de chômage de 3,6% en mars, la première économie mondiale, en plein emploi, envoie un signal fort sans que l’Europe n’ait à rougir. De quoi laisser penser que dans un premier temps, la hausse des prix puisse d’abord inciter l’épargne disponible à être convertie plus vite en actifs réels ou en produits de consommation, accélérant la vélocité de la monnaie au profit de l’activité économique.

D’ailleurs, à l’instar de 2020, le rebond de mars nous a montré qu’il était encore très dangereux d’être trop pessimiste. Cela n’interdit pas pour autant aux allocations, face à l’asymétrie des risques et au niveau de valorisation actuels, de commencer à réellement intégrer les probabilités de repli de l’économie. Sans être encore déclenchés, les mécanismes d’un retournement de cycle achèvent de se mettre en place. Tout comme pour le spectateur de Racine, la question n’est pas de savoir si la pièce va mal finir, mais quand. Ainsi que le disait le plus illustre des dramaturges français, « la tragédie est faite, il ne reste plus qu’à l’écrire ».

Texte achevé de rédiger le 1er avril 2022 par Thomas Planell, Gérant – analyste.

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