Les Banques Centrales face à plusieurs dilemmes

Les Banques Centrales sont entrées dans la « société civile » à l’occasion de cette crise de la Covid-19. Leur action inédite a été salutaire et saluée.
Aujourd’hui, alors que l’activité économique mondiale a dépassé son niveau de 2019 et que l’inflation est au plus haut depuis 40 ans, les politiques monétaires doivent se normaliser. Mais que faire désormais avec cette guerre en Europe ? Le monde post-covid est plus endetté, plus dangereux, plus fragmenté socialement, en mutation climatique… Peut-il se passer de ce « rôle sociétal » des Banques Centrales ?

Alors que le monde sort progressivement de la crise sanitaire, un nouveau problème non économique et financier de taille nous percute : une guerre en Ukraine avec des conséquences impossibles à prévoir à court terme.

Si cette crise semble créer un nouvel élan de solidarité dans le monde occidental et particulièrement en Europe (comme lors de la crise de la Covid-19 avec l’accord sur le plan de relance et son financement par une dette au nom de la Commission européenne), l’issue de ce conflit est potentiellement très dangereuse et peut entraîner des répercussions économiques importantes.

C’est le premier dilemme à court terme pour les Banques Centrales. Jusqu’à présent, la croissance mondiale apparaît solide et attendue entre 4,0% et 4,5%, avec 3,9% aux États-Unis et en 4,4% en Europe. En Chine, le pays ralentit avec la crise du secteur immobilier et les mesures de régulation, mais le pays s’engage dans un nouveau cycle de stimulation monétaire et budgétaire pour atteindre « à tout prix » l’objectif de croissance de 5,0% à 5,5%.

Ce scénario pourrait être remis en cause. D’une part, l’accélération de la hausse des prix de l’énergie et de certaines matières premières agricoles consécutive au conflit et, d’autre part, l’impact psychologique d’une guerre en Europe peuvent peser lourdement sur la confiance des consommateurs et des entreprises. Comment réagiront les Banques Centrales face à ce risque alors que l’inflation ne faiblit pas ?

Le chemin vers la sortie des politiques monétaires très accommodantes actuelles était déjà tracé et l’année 2022 sera celle d’un début de normalisation. Les principales Banques Centrales ont ainsi annoncé leur volonté de minorer leurs bilans en réduisant le rythme d’achat de titres jusqu’à l’arrêter complètement d’ici quelques mois. La Réserve fédérale américaine a déjà commencé à réduire ses achats, la Banque d’Angleterre est sur le point de le faire et la BCE arrêtera ses achats en mars.
Les plus fortes divergences apparaissent sur la question du niveau des taux directeurs. La Banque d’Angleterre a déjà commencé en décembre, relevant les taux de 0,10% à 0,25%, puis à 0,50%. Pour ce qui concerne les Fed Funds (taux monétaires américains) américains, le consensus tablait jusqu’à présent sur 6 à 7 hausses des taux, avec une première de 0,50% possible dès le mois de mars, ce qui les amènerait vers la zone 1,50%/1,75% en décembre prochain. En zone Euro, la BCE a changé d’avis concernant l’inflation, considérant désormais qu’elle ne sera peut-être pas si temporaire. Mais un relèvement du principal taux directeur n’est pour l’instant pas à l’ordre du jour, même si des divergences de vue commencent à se manifester publiquement entre les membres du conseil de politique monétaire de l’institution. La prochaine étape importante sera la réunion de la Fed des 16 et 17 mars. Si la situation en Ukraine ne s’améliore pas, une hausse de seulement 25 points de base est possible.

À plus long terme, les Banques Centrales n’ont pas d’autre choix que d’accompagner les États dans les immenses enjeux auxquels ils vont devoir faire face :

  • L’actualité géopolitique récente nous le rappelle : la gouvernance mondiale est défaillante et les tensions sont exacerbées. La « guerre froide » entre la Chine et les États- Unis a dominé l’actualité de ce point de vue ces dernières années. L’attaque de la Russie sur l’Ukraine en est une autre illustration. Les conséquences sont claires : dans ce monde instable, les budgets militaires vont progresser. L’Allemagne vient d’annoncer qu’elle va consacrer désormais 2% de son PIB à la défense et nous pensons que c’est un mouvement de fond qui sera suivi. Après plusieurs décennies de stabilité et de paix, beaucoup de pays prennent conscience de la matérialité des dangers et constatent les retards pris en matière d’investissements militaires.
  • Dans le même ordre d’idée, ces tensions géopolitiques, et aussi la crise de la Covid-19, induisent une réflexion sur l’organisation des chaînes de production. Produire là où c’est le moins cher et le plus efficace dans un monde intégré commercialement et libre de barrières douanières est un concept qui semble désormais dépassé : pour des raisons de sécurité d’approvisionnement, mais aussi écologiques d’empreinte carbone. La modification de ces circuits logistiques nécessitera de nombreux investissements, privés et publics.
  • Les enjeux climatiques ont également fait l’objet d’une prise de conscience croissante ces deux dernières années, de la part des consommateurs comme des entreprises. Cela est très positif et montre que la route vers une trajectoire 1,5°C ou 2,0°C ne sera pas linéaire mais probablement exponentielle, ce qui laisse beaucoup d’espoir. Mais cette route sera obligatoirement couteuse : elle conduira à détruire du capital de production d’énergie carbonée pour en construire une autre, décarbonée, mais qui en fin de compte aura la même capacité.
  • Enfin, les enjeux sociétaux figurent également parmi les plus importants. L’envolée du prix des actifs financiers, et surtout de l’immobilier, est très mal ressentie par les populations en cette période de sortie de crise. Certes, le chômage baisse mais l’accessibilité à une vie « confortable » paraît hors de portée pour de trop nombreux ménages, provoquant des mouvements de mécontentement dans de nombreux pays. C’est notamment en partant de ce constat que les autorités chinoises ont lancé le projet de la « prospérité commune ». En résumé, il est clair que les États n’imposeront pas de politiques d’austérité à court terme.

Les Banques Centrales seront donc au cœur de ces enjeux.

Dans une telle situation, nous avons le sentiment qu’elles seront plus accommodantes sur le long terme que ce qui est actuellement attendu en matière de normalisation monétaire. En conséquence, les rendements obligataires gouvernementaux des pays les plus sûrs, États-Unis et Allemagne, pourraient rester assez bas et se stabiliser respectivement sur le seuil de 2,0% et autour de 0,25% pour le Bund dans les prochains mois et, au-delà, rester bas pour longtemps, quitte à ce que les taux réels restent négatifs si l’inflation remonte.

En ce qui concerne les actions, les cours atteints par les principaux indices nous semblent redevenus attractifs : les valorisations ont bien baissé et les bénéfices ont été revus à la hausse ces dernières semaines. Mais nous ne sommes pas dans une situation « normale » : la situation géopolitique devrait maintenir une prime de risque assez élevée sur les marchés à court terme, la guerre en Ukraine pouvant évoluer dans un sens ou dans l’autre très rapidement sans que l’on sache très bien pourquoi.

L’analyse des fondamentaux économiques devient, dans ce type de cas, malheureusement secondaire par rapport aux décisions politiques difficiles à maîtriser. Dans ce contexte, nous maintenons une appréciation « neutre » sur les actions.

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