Taux d’intérêt : aubaine ou changement de régime ?

Face à un niveau de taux d’intérêt désormais beaucoup plus élevé que celui des dix
dernières années, les investisseurs sont amenés à s’interroger. Doivent-ils considérer
que les taux d’aujourd’hui sont anormalement élevés par rapport aux taux « naturels »
de l’économie, ou doivent-ils au contraire s’adapter à un environnement durablement
différent ?

Au cours des derniers trimestres les taux d’intérêt à court terme n’ont pas seulement
beaucoup monté, ils ont aussi atteint des niveaux qui contrastent radicalement avec la
moyenne des dix dernières années (graphique 1). A 3%, le taux de dépôt à la BCE se situe
plus de trois points au-dessus de cette moyenne, du jamais vu en Europe depuis le choc
de la réunification allemande. A 5%, le taux des Fed funds est supérieur de 4 points à la
moyenne de la dernière décennie, un écart record depuis le début des années 1980.
Alors, nouveau régime ou aberration temporaire ?

Une récente étude du FMI a jeté de l’huile sur le feu d’un débat déjà brulant au sein des
économistes et des gérants. Elle suggère que malgré les bouleversements récents
(Covid, Ukraine, climat, etc.), le « taux d’intérêt naturel » des grandes économies reste
extrêmement bas. Ce taux théorique – décrit pour la première fois par le suédois Knut
Wicksell en 1898 – correspond à un équilibre structurel de l’économie (stabilité des prix).
Il est déterminé par la démographie, la productivité, les politiques budgétaires, le
fonctionnement du marché du travail, les inégalités, etc. Selon les modèles du FMI, le
taux d’équilibre se situerait entre zéro et un pour cent en termes réel (c’est-à-dire après
inflation) dans les pays développés, soit deux points de moins que dans les années 1970.
En première lecture, cette étude pourrait conduire à se précipiter sur les marchés
obligataires pour profiter de l’aubaine avant que la normalisation inévitable des taux d’intérêt ne se produise. Prenons un peu de recul avant de s’enflammer, et séparons la
question des taux réels de celle de l’inflation.

Tout d’abord, l’étude du FMI – qui parle des taux réels – souligne que ses résultats
souffrent d’une marge d’erreur importante. Pour les Etats-Unis, le modèle produit un
estimation de 0,75% pour le taux réel naturel, mais avec une marge d’erreur de +/- 1,3%
(!). Or les taux longs réels du marché des Treasuries se situent aujourd’hui à +1,2%
(graphique 2), ce qui n’est ni très élevé, ni bien différent du taux théorique du FMI. Quant
aux taux réels des obligations allemandes à long terme, ils sont quant à eux quasi nuls,
soit légèrement inférieurs à l’estimation centrale du taux naturel de l’étude du FMI
(+0,4%). En moyenne il n’y aurait donc a priori pas grand-chose à gagner sur les marchés
obligataires en termes de taux réels (hors choc économique ou financier).

De plus, certains économistes suggèrent que les investissements considérables
nécessaires à la transition énergétique pourraient contribuer à pousser les taux réels
d’équilibre à la hausse au cours de la décennie actuelle. Selon les projections du même
FMI, le taux d’investissement mondial pourrait grimper de 2% du PIB en moyenne entre
les années 2010 et les années 2020 (27% du PIB contre 25%, graphique 3). Par ailleurs,
d’autres facteurs comme les finances publiques et l’évolution de l’offre mondiale de
travail pourraient eux aussi conduire selon certains à des taux réels un peu plus élevés.

Enfin, même si les taux réels restaient proche de zéro, les taux nominaux ne
reviendraient à leur niveau d’avant Covid que si l’inflation revient elle aussi au niveau
précédent (1% en moyenne en Europe dans les années 2010, et à peine 2% aux Etats Unis). Or ce retour à la « lowflation » est devenu moins crédible au regard de la situation
de quasi plein emploi dans laquelle se trouve les économies développées, pour la
première fois depuis le début des années 1970 (graphique 4). A moins bien entendu
qu’une récession ne se charge de faire remonter fortement le taux de chômage, les taux
d’inflation auront donc du mal à repasser sous les 2% à 3%. Aujourd’hui, les marchés
obligataires anticipent un taux d’inflation de 2,25% à 2,5% dans les pays développés au
cours des dix prochaines années. Il n’y a donc là non plus pas grand-chose à gagner.

Au total – sauf erreur de politique économique ou choc externe – il semble assez peu
probable que les taux d’intérêt nominaux puissent spontanément revenir au niveau des
années 2010, soit 0% ou moins. Les marchés comme les membres des banques centrales
tablent sur un scenario intermédiaire : les taux d’intérêt finiraient par rebaisser un peu,
en ligne avec la désinflation et la maturité du cycle post-Covid, mais resteraient plus
élevés que lors de la dernière décennie. Il nous semble que les risques autour de ce
scenario soient assez équilibrés, entre celui d’une inflation plus persistante que prévue
et celui d’un ralentissement économique plus prononcé.

Si ce scenario central est le bon, le point-clef est que les banques centrales n’auraient
pas à revenir aux politiques ultra-accommodantes des années 2010. Les actifs qui
avaient le plus bénéficié de ces politiques – l’immobilier, la pierre-papier, les activités à
effet de levier (private equity), etc – pourraient donc demeurer sous pression. Il ne s’agit
pas ici de jouer les Cassandre, mais simplement de penser un monde où, suivant les
pays et les régions, les prix de l’immobilier ne montent presque plus, voire rebaissent
sensiblement (comme c’est déjà le cas dans certains pays).

Pour les épargnants, habitués à voir monter le prix de leur actif principal, l’immobilier,
c’est un changement important. Une partie de l’épargne des ménages pourrait alors se
redéployer vers les solutions traditionnelles et liquides qu’offrent les marchés financiers
: actions, obligations et titres du marché monétaire. A l’intérieur de ces classes d’actifs,
nous considérons le marché monétaire comme le placement phare de la partie
« rendement », les taux à court terme étant aujourd’hui supérieur aux taux à long terme.
Pour la performance à moyen terme et la liquidité, c’est le marché des actions qui a
notre préférence, à condition de pratiquer une véritable diversification géographique,
sectorielle et de style. Les obligations d’Etat enfin, peuvent compléter les portefeuilles
en agissant comme des couvertures contre le risque d’un ralentissement trop prononcé
de l’activité.

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